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Union européenne : le pari de la guerre, par Fabrice Moracchini.



« L’Europe, c’est la paix ! », ont clamé pendant des décennies les disciples de Jean Monnet et les partisans du renforcement des pouvoirs supranationaux de l’UE. Mais ça, c’était avant, comme dit le célèbre slogan publicitaire.


Désormais, c’est bien grâce à la guerre (d’Ukraine) que l’UE, dirigée aujourd’hui à Bruxelles par la Commission d’Ursula von der Leyen, entend accroître ces mêmes pouvoirs, et s’imposer une fois pour toutes sur la scène internationale comme une véritable puissance diplomatique et stratégique mondiale, au détriment des intérêts et des souverainetés des nations qui lui procurent les moyens budgétaires et juridiques de ses ambitions, mais en totale adéquation avec la doctrine générale de l’Alliance atlantique et de son bras armé, l’OTAN.


Il est vrai que, depuis ces dernières années, il y avait péril en la demeure : les deux crises de l’euro des années 2010, la grande crise migratoire des années 2015-2016 consécutive à l’embrasement des conflits libyen et syrien et au revirement unilatéral de la politique de l’asile en Allemagne, la montée des partis nationaux-populistes hostiles à l’intégration européenne en Italie, en France, en Hongrie et dans les pays de l’Europe centrale à partir de 2017, enfin et surtout le triomphe du Brexit au Royaume-Uni de 2016 à 2019 (sans doute l’échec le plus grave qu’aient dû affronter les européistes depuis le rejet de la CED de Jean Monnet par le Parlement français en 1954 et celui du projet de Constitution européenne de 2005 flingué à bout portant par les deux référendums français et néerlandais), ont représenté autant de désaveux et de coups de boutoir susceptibles de faire chavirer l’édifice communautaire pompeusement agrandi et ravalé par le traité de Maastricht au sortir de la guerre froide.


En réalité, dès la nomination de Ursula von der Leyen, ancienne ministre allemande CDU du Travail et de la Défense, à la tête de la Commission de Bruxelles en 2019 à la suite d’un accord difficilement négocié entre Emmanuel Macron et la chancelière Angela Merkel, il était convenu, aussi bien à l’Elysée qu’au palais du Quirinal (occupé par le démocrate-chrétien ordo-libéral et ultra-européiste Sergio Mattarella), qu’il fallait urgemment trouver un moyen de consolider, et surtout d’accroître, les pouvoirs discrétionnaires et financiers de l’autorité supranationale avant que la situation ne devînt trop dégradée et donc hors de contrôle des gouvernements encore favorables à la poursuite de la construction européenne.

Le problème, pour les européistes, est double : il faut d’une part réussir à donner des pouvoirs plus étendus et donc plus contraignants à la Commission ou à la BCE sans être contraint de modifier le traité de Lisbonne en vigueur, et moins encore de mettre en chantier – comme le voulait Emmanuel Macron lors de sa première élection en 2017 – un futur nouveau traité européen encore plus ambitieux que celui, constitutionnel, qui avait été rejeté en 2005 (car on retomberait alors certainement face à la perspective de consultations référendaires aventureuses que la plupart des chefs de gouvernement veulent à tout prix éviter) ; d’autre part il convient aussi d’accroître les ressources budgétaires de la Commission et le champ de compétence de sa juridiction sans pour autant donner le sentiment que la souveraineté fiscale et législative des Etats-nations, contrôlée par les parlements nationaux élus au suffrage universel, serait finalement remise en cause.



COVID ET GUERRE EN UKRAINE : UN EFFET D’AUBAINE POUR LES EUROPÉISTES


La première occasion qui a permis d’amorcer le passage en force fut l’épidémie de covid : au printemps 2020, à l’initiative d’Emmanuel Macron (qui va réussir à arracher in extremis un accord à une chancelière allemande réticente mais sur le départ), Ursula von der Leyen annonce péremptoirement, dans une conférence de presse qui se voulait historique et tenue conjointement par visio-conférence avec le président français, que la Commission, sortant ainsi du strict cadre légal des traités – et ce, après avoir déjà négocié et supervisé (dans la plus grande opacité) l’achat groupé des vaccins Pfizer à l’intention de tous les pays de l’UE –, allait émettre sur les marchés obligataires des titres de dettes européennes supranationales, garantis par les ressources des Etats-membres, afin de financer la mise en place d’un plan de relance post-covid de quelques 750 milliards d’euros, dont l’octroi relèverait de son unique autorité (et en fonction de conditionnalités assez spécieuses ou orientées que la Commission sera seule habilitée à définir, hors de tout contrôle démocratique).

Joli coup d’Etat technocratico-sanitaire, salué avec force trompettes par tous les propagandistes de l’UE (de joie et sans renfort apparent de cocaïne, le camarade Jean Quatremer n’a pas dormi pendant tout le mois de mai 2020, tellement il était excité), mais qui pourtant pouvait bien demeurer comme une victoire à la Pyrrhus.

Car, sans modification des traités ni vote des parlements (et on sait que la démocratie parlementaire allemande est très stricte sur ce dernier point), ce ne pouvait être rien de plus au final qu’une mesure exceptionnelle, dont aucune loi ne peut a posteriori garantir qu’elle soit susceptible d’être renouvelée en temps ordinaires.

Il fallait donc pousser l’audace encore plus loin, et de ce point de vue l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe il y a un an a constitué une véritable et providentielle aubaine, qu’à Bruxelles personne n’attendait plus.

En effet, dès les premiers mois qui ont suivi le début du conflit, von der Leyen, secondée par son bouillant et erratique vice-président chargé des Affaires étrangères, le socialiste espagnol Josep Borrell, n’a pas perdu de temps : s’affranchissant une fois de plus du cadre des traités, sans même d’ailleurs avoir expressément requis l’avis du Conseil européen des chefs d’Etat dont le président, le gnome belge Charles Michel, est totalement acquis à sa cause, la Commission a décidé pêle-mêle d’interdire sine die la diffusion de toutes les chaînes russes en langues européennes (RT et Sputnik, notamment) sur tout territoire national appartenant à l’UE ; de saisir, comme l’ont fait les Américains mais sans bénéficier du statut conventionnel du dollar, l’intégralité des avoirs de la Banque centrale russe présents en Europe (estimés à quelques 300 milliards d’euros !), ainsi que des avoirs privés appartenant à des oligarques et des hommes d’affaires moscovites – ce qui est bien sûr totalement interdit par le droit international (mais seuls les Russes, on l’a compris, sont désormais tenus de le respecter) – ; d’imposer des paquets de sanctions à foison contre les importations des firmes russes en Europe sans réaliser semble-t-il que leur impact énergétique allait s’avérer beaucoup plus dramatique pour la prospérité des économies européennes que pour celle de l’économie russe ; de courir ventre à terre à quatre reprises à Kiev pour assurer publiquement le président Zelensky de la nécessité d’une future adhésion de l’Ukraine à l’UE (dont pourtant ni la France ni l’Allemagne ni l’Italie, les trois premières puissances contributrices de l’UE, ne veulent) ; de promettre au cours d’une conférence de presse retentissante donnée devant des journalistes allemands en septembre dernier la comparution future de Vladimir Poutine devant la Cour pénale internationale de La Haye pour crimes contre l’Humanité, comme si le président russe détenteur d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU ainsi que de presque 6000 têtes nucléaires, était un autre Milosevic ou Laurent Gbagbo ; enfin de renouveler l’opération de la covid en obtenant par les mêmes procédés discrétionnaires et illégaux la constitution d’un fond européen de 3,6 milliards d’euros afin de fournir des chars, des défenses anti-aériennes et des armes lourdes à Kiev au titre de la contribution européenne à l’effort de guerre ukrainien.

Le moment à la fois le plus burlesque et le plus pathétique de ce festival est intervenu en octobre dernier lorsque Borrell, apparemment à jeun, a publiquement menacé, depuis son pupitre de Bruxelles, Vladimir Poutine et Dimitri Medvedev de détruire l’armée russe en cas d’attaque nucléaire de Moscou contre l’Ukraine. Un silence gêné a suivi cette déclaration digne de Matamore ou de Tartarin de Tarascon, sans que personne ose demander à l’ancien président du parlement croupion de Strasbourg à l’aide de quelles ogives nucléaires ou de quels bataillons d’infanterie l’UE était susceptible exactement de tenter de détruire la deuxième armée du monde. Un moment d’égarement, sans doute.

Car il faut bien comprendre que les gesticulations tonitruantes et de plus en plus dérisoirement agressives de l’UE contre Moscou auront des conséquences durables bien après l’issue du conflit, et qu’elles seront extrêmement graves.

Pour au moins trois raisons.


1) Autant qu’on sache, l’Ukraine n’est pas membre de l’UE, et dès lors absolument rien ne justifie qu’au nom de la coquille vide de la PESC (politique étrangère et de sécurité commune mentionnée dans le préambule du traité de Maastricht mais dépourvue de tout contenu concret), ses dirigeants technocratiques non élus s’autorisent à s’inviter (et à nous inviter, par la même occasion) au cœur d’un conflit de très haute intensité dont l’Europe ne devrait pas être directement partie prenante. Ce, d’autant plus que l’indifférence des mêmes von der Leyen et Borrell au sort des Arméniens massacrés par les Azéris et les Turcs en toute impunité ne peut que renforcer l’idée selon laquelle les buts poursuivis par la PESC n’ont pas grand-chose d’européen (et tout d’otanien).


2) Même si l’UE a été instituée après la fin de la guerre froide, en 1992, il est frappant de constater que jamais au grand jamais les institutions créées par Jean Monnet après la guerre mondiale n’ont osé adopter vis-à-vis de l’Union soviétique stalinienne des postures et des menaces comparables à celles qui sont aujourd’hui brandies contre la Russie. En agissant ainsi, les responsables de l’UE, qui prétendaient garantir la paix sur le Vieux Continent, s’évertuent à créer les conditions d’un état de guerre perpétuel à l’encontre de son plus puissant et influent voisin, la rendant ainsi de plus en plus dépendante de l’hégémonie militaire et économique américaine, des énergies fossiles algériennes, qataries ou azéries, et des susceptibilités ombrageuses du sultan d’Ankara.


3) Conséquence du 2, la russophobie, déjà délirante et passablement pavlovienne chez un grand nombre d’élites libérales occidentales (à Washington comme à Bruxelles, les anti-complotistes voient des complots russes partout, et surtout à l’origine de leurs propres échecs), risque de devenir le dangereux levier hystérique grâce auquel Ursula von der Leyen escompte mettre fin aux souverainetés diplomatiques des Etats européens pour renforcer son propre pouvoir international au détriment des peuples européens eux-mêmes. Même Emmanuel Macron, jusqu’alors le principal allié de von der Leyen face à Berlin, Rome ou Budapest, semble commencer à s’en inquiéter : il sait très bien jusqu’à quelles extrémités sans retour une aggravation du conflit entre l’OTAN et la Russie pourrait mener, jusqu’à menacer la fragile architecture multilatérale héritée des deux conflits mondiaux du siècle précédent, auquel cet hésitant et versatile disciple de Jürgen Habermas et de Paul Ricoeur est si attaché.


En réalité, l’UE joue avec le feu, et de façon assez sidérante, même ses adversaires désignés (à l’exception notable de Viktor Orban, en Hongrie) ne semblent vraiment s’en alarmer. Dès lors, il serait peut-être temps que les souverainistes de droite ou de gauche se réveillent enfin, et avertissent leurs compatriotes des enjeux décisifs qui les attendent.

Car si la paix et la démocratie en Europe sont aujourd’hui directement menacées, ce n’est pas par un nouvel Hitler slave qui s’apprêterait à lancer ses chars sur Berlin ou sur Paris, mais par un aréopage de technocrates démentiels et politiquement illégitimes (dont la plupart des Européens ne connaissent pas même les noms), inféodés aux intérêts d’une alliance militaire étrangère et intrusive, et qui croient licite de vouloir nous entraîner vers les plus ruineuses des aventures stratégiques dans les mois et les années qui viennent, à seule fin d’acquérir une stature qu’ils n’ont pas et sans doute n’auront jamais (du moins, espérons-le).


Fabrice Moracchini


Ancien chargé de mission auprès de plusieurs ministres de l’Intérieur et de la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, Fabrice Moracchini est professeur de géopolitique, d’économie et de management interculturel dans diverses écoles de commerce.

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