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Les énigmes de la puissance chinoise, par Fabrice Moracchini.

Dernière mise à jour : 8 déc. 2023





Les deux évènements ont eu lieu presque coup sur coup, quasiment à une semaine d’intervalle, comme pour célébrer en grande pompe le début du troisième mandat de Xi Jinping à la tête de l’Etat et du Parti communiste chinois, tout juste un peu plus d’un an après le déclenchement de la guerre en Ukraine – et dès lors jetant rétrospectivement sur elle une lumière un peu différente de celle qui était encore de mise chez la plupart des analystes occidentaux au printemps 2022.


Le premier a été, le 10 mars dernier, la spectaculaire mise en scène à Pékin de la réconciliation officielle entre l’Arabie saoudite du prince Mohammed ben Salmane et la République islamique d’Iran fondée par l’ayatollah Khomeiny en 1979, les deux plus farouches ennemis du Moyen-Orient musulman depuis presque quatre décennies (mais surtout à vrai dire depuis l’irruption du sanglant conflit yéménite en 2014) et aussi, accessoirement, les deux principaux producteurs de pétrole et d’hydrocarbures de la région.

Xi Jinping avait déjà effectué une visite officielle très remarquée à Riyad fin 2022, et le président iranien Raisi une autre à Pékin en février dernier, mais nul ne s’attendait à un coup de tonnerre aussi tonitruant que celui-là, qui a fait trembler les murs du Département d’Etat à Washington et provoqué un véritable séisme parlementaire à la Knesset, le Parlement israélien. Même s’il y a loin de la coupe aux lèvres, comme on dit, et des accords de paix à la paix réelle, ce triomphe inattendu de la diplomatie chinoise, assez peu commenté dans les médias européens, suffit à confirmer pour l’ensemble de la planète qu’une nouvelle ère dans l’organisation des relations internationales a bel et bien été initiée depuis un an et qu’elle ne s’arrêtera pas en si bon chemin.


Le second évènement a été, bien sûr, la visite ultra-médiatisée de Xi Jinping à Moscou, le 21 mars dernier, et les déclarations conjointes qui ont accompagné le toast lancé au Kremlin par Vladimir Poutine et le président chinois, expliquant ni plus ni moins de concert devant les caméras du monde entier que le partenariat entre les deux nations « va bien au-delà d’une simple portée bilatérale, mais est crucial pour le monde et l’avenir de l’humanité » (on croirait entendre parler George Bush père, le 11 septembre… 1991, annonçant au Congrès américain après l’effondrement de l’URSS l’avènement d’un « nouvel ordre mondial » exclusivement soumis, par la vertu du Dieu tout-puissant de la Bible protestante et la force universelle des Droits de l’Homme couplée à celle du dollar, à l’hégémonie mondiale des Etats-Unis).

Xi Jinping, pour être sûr de bien être compris, s’est même permis d’ajouter : « La Chine et la Russie doivent se soutenir mutuellement sur les questions touchant aux intérêts vitaux de part et d’autre, et combattre ensemble les ingérences des forces extérieures dans leurs affaires intérieures. »

Des ingérences extérieures dans les affaires intérieures de la Russie et de la Chine ? Mais de qui ou de quoi donc peut-il bien parler, l’énigmatique successeur de Mao et de Deng ? La langue au chat de ce dernier.

Dans la foulée, Poutine a annoncé, un discret sourire aux lèvres, le prochain lancement du gazoduc Force de Sibérie 2, qui va permettre à 50 milliards de mètres cubes de gaz russe de transiter jusqu’en Chine en passant par la Mongolie, ajoutant ainsi ses capacités de transit à celles de Force de Sibérie 1 (lequel fournit d’ores et déjà à Gazprom les moyens de contourner les sanctions occidentales édictées par Washington et Bruxelles après l’invasion de l’Ukraine et de battre tous les records en matière d’exportation de gaz vers l’Asie orientale). Certes, le prix du gaz vendu en Chine ou en Inde est moins cher qu’il ne l’était avant la guerre en Allemagne ou en Italie, mais l’augmentation vertigineuse des prix du marché énergétique permet sans trop de mal à Moscou de faire face à l’ensemble de ses obligations financières.

Petite douche glaciale de début de printemps, donc, pour tous les experts militaires et économiques des plateaux de télévision occidentaux, qui expliquaient depuis un an que l’effondrement de l’économie russe consécutive aux sanctions allait provoquer l’impossibilité pour Moscou de continuer à financer son effort de guerre. Un sympathique colonel à la retraite de l’armée française, très apprécié de la presse Drahi, s’était ainsi rendu célèbre en annonçant, avec la même rigueur scientifique qu’Elisabeth Teissier, pour la fin du mois de février 2023 la capitulation en rase campagne de l’armée russe, par manque d’obus disponibles et l’insolvabilité programmée de l’Etat moscovite. On en est loin pour l’instant, semble-t-il.

Mais déjà, le tocsin avait sonné en décembre dernier, quelques jours avant Noël, lorsqu’au cours d’un voyage officiel à Pékin de Dimitri Medvedev, l’ancien président et Premier ministre de Poutine, envoyé spécial du Kremlin auprès de Xi, les deux dirigeants russe et chinois avaient scellé publiquement des accords énergétiques d’une importance stratégique colossale, puisqu’ils vont permettre la mise en place dès cette année d’un marché du gaz et du pétrole exclusivement libellé en renminbi, la monnaie numérique d’Etat chinoise – et non plus en dollar, comme c’est le cas partout dans le monde depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

Cet accord historique, qui réunit le deuxième exportateur mondial d’hydrocarbures et le premier pays importateur de pétrole, parachève un projet déjà ancien porté par les Chinois, qui avaient mis en place dès 2015 leur propre système de paiement interbancaire transfrontalier, le CIPS (China International Payments System), alternatif au réseau SWIFT créé par les Américains au début des années 1970, lorsque Richard Nixon, après avoir unilatéralement abrogé, sur les conseils de l’économiste néo-libéral Milton Friedman, les accords de Bretton-Woods signés à la fin de la guerre, avait imposé au monde entier le principe de la dollarisation exclusive (sans convertibilité or) du système monétaire international. Ce coup de force monétaire, anticipé par Charles De Gaulle dès février 1965 lors d’une célèbre conférence de presse élyséenne, avait été la condition de possibilité de la mondialisation des systèmes d’investissement de capitaux, du financement exponentiel de la vertigineuse dette publique américaine (dont la Banque centrale de Chine est le deuxième détenteur mondial des actifs derrière le Japon) et, à partir du début de ce siècle, de l’extra-territorialité croissante et de plus en plus intrusive du droit américain « urbi et orbi ».

Ce rapprochement stratégique et diplomatique saisissant entre la Chine et la Russie, qui n’est pas pour autant le préalable d’une alliance militaire en bonne et due forme ni l’amorce d’un futur bloc polarisé (on y reviendra), s’est effectué de façon si rapide et spectaculaire qu’il ne laisse aucun doute sérieux sur la façon dont la Russie de Vladimir Poutine s’est préparée à entrer dans une guerre de haute intensité contre son voisin ukrainien, allié à l’OTAN depuis février 2014.


L’attaque de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, n’aurait en effet pas pu être possible si Xi Jinping n’en avait pas préalablement approuvé le principe, l’axe stratégique et les finalités ultimes (la redéfinition des frontières russo-ukrainiennes légitimée par la volonté de rassemblement des terres russophones sous la souveraineté de Moscou, la destruction du potentiel militaire de Kiev et surtout la « finlandisation » forcée de l’Etat failli issu des deux anciens empires tsariste et soviétique). Raison pour laquelle d’ailleurs le dirigeant communiste chinois n’a pas craint de braver les menaces de sanctions américaines en refusant de voter en faveur de la condamnation de la Russie au Conseil de sécurité de l’ONU ou d’appliquer les sanctions édictées par le Congrès et le Département d’Etat, tout en imputant publiquement, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, Qin Gang, à la diplomatie américaine ainsi qu’à l’organisation du Traité de l’Atlantique Nord la responsabilité directe du déclenchement des hostilités.

Ce qui a valu à ce dernier de se voir violemment rabroué par Antony Blinken, le chef de la diplomatie américaine, lorsque la Chine a proposé un plan de paix en douze points qui entérinait de facto le rattachement des oblasts du sud et de l’est de l’Ukraine à la souveraineté russe.


Dès lors, deux questions, en Occident et ailleurs, hantent tous les esprits :

1) Que veut la Chine, ou son principal dirigeant, en affrontant ainsi de façon publique et assumée la puissance hégémonique américaine, dont elle est, depuis un quart de siècle, le premier fournisseur commercial et le principal créancier international ?

2) L’appui apporté par la Chine à la guerre de la Russie contre l’Ukraine est-il motivé par la volonté d’attaquer bientôt militairement Taïwan, l’île rebelle et séparatiste du détroit de Formose dont Washington garantit l’intégrité territoriale et stratégique depuis 1949 ?

Les deux questions, qui en réalité n’en font qu’une, ne portent rien moins que sur l’avenir de la paix mondiale et sur celui de la globalisation.


Jusqu’à présent, l’étude des stratégies de puissance chinoises se résumaient à deux options : l’une, qui avait le vent en poupe dans les années 1990-2000 lors de l’entrée du pays à l’OMC, postulait que la Chine post-maoïste réorganisée par Deng Xiaoping n’aspirait qu’à devenir une puissance économique et industrielle de premier plan, supérieure au Japon et à l’Allemagne, misant sur l’approfondissement d’un partenariat commercial sans cesse plus étroit avec les Etats-Unis et gage d’une future mais très lente libéralisation du régime marxiste-léniniste (c’était, entre autres, l’hypothèse défendue au terme de la guerre froide par le célèbre et controversé Francis Fukuyama, le théoricien « californien » d’une nouvelle fin de l’Histoire assez peu hégélienne) ; l’autre, devenue de plus en plus courante après la grande crise financière de 2008 où la Banque centrale de Chine avait joué un rôle majeur pour empêcher l’effondrement du système monétaire international, avançait au contraire que la Chine entendait négocier de plus en plus chèrement avec l’Amérique l’octroi de sa propre domination hégémonique au sein du système économique et diplomatique mondial, au détriment des nations européennes et japonaise (plusieurs experts de diverses obédiences, de Jacques Attali à Dominique de Villepin en passant par Daniel Cohen et Yves Roucaute étaient plutôt partisans, avec des nuances, de cette seconde option).

Mais, même pour les tenants de cette dernière hypothèse, la renégociation de la place de la Chine dans le concert des nations n’impliquait pas une confrontation directe, d’ordre stratégique ou idéologique, avec les Etats-Unis ou même avec l’Occident pris dans sa globalité systémique. On parlait de « bi-hégémonie » sino-américaine un peu comme on évoquait le « couple franco-allemand », du moins à Paris, à l’époque de la signature du traité de Maastricht : la France devait plus ou moins accepter le fait de l’hégémonie économique et commerciale allemande, mais c’était naturellement pour son bien et celui de toute l’Europe.

Car une raison majeure, d’après ces augures de la coexistence pacifique entre les deux nations partenaires et rivales, s’imposait : la mondialisation elle-même.

Les liens de dépendance économique entre l’Amérique, l’UE et la Chine étaient tels que Pékin ou Washington ne pourraient jamais se permettre de passer du stade de la rivalité même orageuse à la conflictualité diplomatico-militaire pure et dure.

L’argument d’ailleurs prévaut encore aujourd’hui. Combien a-t-on entendu d’économistes, universitaires ou non, nous expliquer depuis un an que la Chine se contenterait de soutenir la Russie de loin, avec prudence et beaucoup de mécontentement réfréné, parce qu’elle ne veut ni ne peut à aucun prix se passer de ses débouchés sur les marchés extérieurs nord-américains et européens vers lesquels ses entreprises exportent abondamment depuis le milieu des années 1980.

Pour se rassurer, les mêmes expliquent les récentes initiatives de Pékin par la volonté de « vassaliser » la Russie et de coloniser les terres fécondes (en or et en pétrole) encore inexploitées de la Sibérie orientale – où, par ailleurs, les entreprises chinoises sont déjà présentes depuis longtemps. A croire que certains analystes fervents adeptes de l’intégration européenne et de l’unipolarité euro-atlantiste confondent volontiers l’attitude de la Chine vis-à-vis de la Russie avec celle des Etats-Unis vis-à-vis de l’UE ou de la Grande-Bretagne.

A vrai dire, on est un peu fasciné par autant de naïveté et d’automatisme panurgique déployés pour ne pas voir l’évidence : s’il y a effectivement interdépendance structurelle entre les économies occidentales et chinoise depuis le début de la mondialisation, ce n’est pas l’ambition géopolitique de la Chine que celle-ci expose ou fragilise mais les conditions mêmes du maintien de l’hyperpuissance américaine (pour parler comme Hubert Védrine dans les années 1990).

Un Américain d’ailleurs, sans doute plus au fait des réalités économiques mondiales que certains prophètes hasardeux des lendemains qui chantent faux, l’a très bien compris et tenté de prévenir ses compatriotes : c’est Bill Gates lui-même, le fondateur de Microsoft, l’une des cinq GAFAM de la Californie mondialisée. Dans une interview donnée en début d’année en Australie à l’Institut Lowy, il n’a pas hésité à s’alarmer publiquement de la dégradation des relations entre l’Amérique et la Chine depuis la présidence Trump, où il voit les « conditions d’une relation perdant-perdant » capable de saper la prospérité des grandes entreprises multinationales anglo-saxonnes et européennes.

Pourquoi ? Parce que ce sont essentiellement les entreprises occidentales qui sont implantées en Chine depuis plus de trente ans, tandis que peu d’entreprises chinoises sont encore présentes au sein des économies occidentales (c’est essentiellement dans les aéroports, les infrastructures portuaires ou ferroviaires et quelques entreprises liées au secteur touristique ou immobilier que les capitaux chinois sont investis, de façon assez étroitement utilitaire, mais sans jamais déterritorialiser des structures productives sur le sol des Etats-Unis ou de l’UE comme l’ont fait massivement les entreprises occidentales depuis le début de la globalisation libre-échangiste).


Pour le dire autrement : la Chine n’a aucune raison, dans l’état actuel des choses, de redouter des sanctions économiques majeures édictées par la Maison Blanche ou la Commission de Bruxelles parce que la somme des investissements privés occidentaux en Chine est quantitativement sans commune mesure avec ceux réalisés par les entreprises chinoises en Amérique et en Europe (ils se sont encore accrus dans des proportions considérables depuis la fin de l’épidémie de covid en Europe). Toute dégradation des relations commerciales ou diplomatiques entre les deux partenaires-rivaux lèserait immédiatement, et de façon souvent irréversible, la cotation en bourse ou le niveau des surprofits réalisés par les firmes occidentales en raison de leur présence dans le capital des entreprises chinoises ou sur le territoire même relevant de la souveraineté de la Chine.

Donald Trump, d’ailleurs, l’avait lui aussi très bien identifié dès sa campagne présidentielle de 2016, en qualifiant les entreprises américaines majoritairement implantées en Chine de « cinquième colonne » au service des ambitions politiques et stratégiques de l’Empire du Milieu. Xi Jinping n’a même pas besoin d’entretenir des relations personnelles avec Bill Gates ou Bernard Arnault pour que ces derniers fassent valoir avec ce qu’il faut d’insistance les intérêts de la Chine ou du Parti communiste chinois auprès des dirigeants de leurs pays respectifs. On n’imagine pas deux minutes pouvoir imposer à ces derniers ce qu’on a imposé aux dirigeants de Total ou de la Société générale au début de la guerre en Ukraine.

En réalité, les idéologues européens de la mondialisation feraient bien de relire L’Art de la guerre de Sun Tzu, ouvrage classique de la pensée chinoise très souvent cité en Occident mais rarement médité pour ce qu’il dit : aux yeux du plus célèbre stratège chinois, les grandes victoires se gagnent sans avoir à affronter directement l’ennemi sur le champ de bataille mais en épuisant ses forces par l’art de la dispersion et du contre-encerclement manié patiemment et sans relâche durant un temps relativement long, sans que la date de la fin de la guerre soit clairement ou explicitement assignée.

C’est exactement la stratégie que les dirigeants communistes chinois ont mise en œuvre, grâce à l’OMC, afin de neutraliser les armes classiques de l’hégémonie politique et juridique des Etats-Unis d’Amérique. En cela, les Chinois sont bien demeurés marxistes, au sens où Marx expliquait qu’on ne vainc le capitalisme que par l’effet du déploiement mondial maximal de l’accumulation du capital lui-même.

On peut donc risquer l’hypothèse selon laquelle les vues de l’Occident sur la Chine depuis trente ans ont été élaborées et systématisées en partant d’un postulat totalement erroné : pour les dirigeants de la Chine communiste, la participation du pays au libre-échange global et à la mondialisation du capital privé faisait de l’accès au développement économique un moyen mais certainement pas une fin. Ce sont les limites du partenariat économique initié avec l’Amérique et l’Europe que les puissances occidentales découvrent aujourd’hui, en même temps que la profondeur stratégique du partenariat noué par Xi avec Poutine à la faveur de la guerre en Ukraine.


Car le fait est là, et il aurait sidéré n’importe quel économiste ou observateur moyennement érudit de la fin du dernier siècle : la Chine, tout en demeurant dirigée (d’une main de fer) par les héritiers marxistes-léninistes de Mao Tsé-toung, a accompli en quarante ans un développement économique et technologique d’une ampleur et d’une rapidité inégalées dans toute l’histoire mondiale. Grâce aux apports en capitaux et en infrastructures industrielles venus du monde occidental et des trois dragons asiatiques (Singapour, Corée du Sud et Taïwan elle-même), grâce aussi à des élites scientifiques et managériales souvent formées en Occident mais devenues très hautement compétitives, dans tous les domaines de l’ingénierie et de la recherche informatique, robotique et chimique, par rapport à leurs homologues américaines, européennes ou japonaises, la Chine est aujourd’hui en passe de devenir la première puissance économique et commerciale du monde.


Il y a de cela un peu plus d’une dizaine d’années, l’auteur de ces lignes avait rencontré à Paris un jeune étudiant chinois de 26 ans originaire de Canton, alors établi en France depuis presque deux ans, qui s’apprêtait à aller terminer ses études dans une université de Chicago et qui ne faisait pas mystère de sa volonté d’adhérer au Parti communiste dès son retour au pays natal – comme l’avaient déjà fait plusieurs de ses amis diplômés et polyglottes de la même génération que lui. Percevant mon étonnement, il m’avait dit sans détour, ou plutôt sans ménagement, à peu près ceci : « Le problème avec les Occidentaux, c’est qu’ils ne connaissent rien à la Chine, même quand parfois ils y travaillent, tandis que nous, les Chinois de mon milieu et de ma génération, connaissons très bien à la fois notre propre culture, beaucoup plus ancienne et complexe que la vôtre, et les dernières contributions de la culture occidentale. Ce que j’ai appris en deux ans d’études à Paris a moins de valeur qualitative que ce que j’ai appris en deux mois de travail au lycée de Canton. Les plus importants des idéogrammes chinois vous restent aussi fermés que les hiéroglyphes de l’Egypte antique avant Champollion, tandis que nous avons déjà fait le tour depuis longtemps du paradigme scientifique galiléen et de la philosophie de l’histoire de Kant ou de Condorcet. Vous n’avez même pas la moindre idée de ce que peut donner la confrontation de la physique quantique avec les enseignements trois fois millénaires du Yi King (NDA : Le Livre des Mutations, le premier grand texte métaphysique à l’origine de la culture classique chinoise). A votre place, je commencerais à m’en inquiéter - au lieu de me demander avec irritation, comme le font la plupart de vos collègues, si je suis ou non effrayé par les crimes de Mao, la répression de la place Tienanmen ou celle des bouddhistes fanatiques et sécessionnistes du Tibet. »

Il avait aussi ajouté (c’était peu de temps après les premiers Jeux olympiques organisés par Pékin et les tentatives de boycott qui avait été alors initiées par plusieurs ONG occidentales, dont Reporters sans frontières et Human Rights Watch) : « Vous n’imaginez même pas le niveau de mépris que ce genre d’attitudes suscite en Chine et bien au-delà. Quand les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la plupart des pays européens ont envahi et dévasté l’Irak, le gouvernement chinois n’a rien dit. Pourtant, nous savions très bien que le véritable but de cette guerre était d’empêcher les entreprises chinoises d’avoir accès au pétrole irakien. Alors même que pratiquement tout ce qui se trouve dans vos hôpitaux ou vos supermarchés dorénavant est produit chez nous. Ce genre d’inconséquences un jour se paiera cher, je vous le dis tout net. Quand les armées française et anglaise détruisaient le palais d’été des empereurs mandchous, au moins la France, l’Angleterre et les nations européennes étaient-elles réellement puissantes, et la Chine ne se trouvait pas en mesure de répliquer d’une quelconque manière. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Plutôt que de nous dire comment gérer le problème des Ouïghours ou des Tibétains et tenter de s’inviter dans nos affaires, vous feriez mieux de vous inspirer des méthodes du Parti communiste dans vos propres banlieues, où croyez bien qu’aucun de mes compatriotes n’accepterait de vivre plus de quelques jours vu le niveau de violence et d’insécurité qui y règne. »

Cette conversation résonne encore dans ma mémoire en ce début d’année 2023, alors que depuis plus de deux ans la Commission de Bruxelles et le parlement croupion de Strasbourg menacent – mais surtout en paroles – d’aggraver les quelques sanctions symboliques prises à l’encontre de quatre ou cinq responsables du Parti au Xinjiang afin de protester contre le durcissement de la politique d’internement administratif des islamistes et dissidents ouïghours à l’ouest du pays.

En réalité, mon interlocuteur d’alors n’avait pas tort en me disant que nous ignorons presque tout des mutations récentes de la Chine. Il a fallu l’insistance de Régis Debray, il y a une dizaine d’années, pour que soit enfin traduite en français l’œuvre majeure du plus important philosophe chinois contemporain, Zhao Tingyang, qui a redonné au vieil idéogramme archaïque et confucéen de « Tianxia » (qu’on traduira sans doute approximativement par « tout ce qui se manifeste sous le ciel ») un sens nouveau pour décrire l’usage que la Chine indifféremment communiste, capitaliste, taoïste et néo-confucéenne de ce nouveau millénaire – le cinquième de sa très longue histoire – entendait faire de la mondialisation initiée par l’Occident global à la fin du siècle précédent, et qui ne se limite pas aux désormais célèbres nouvelles routes de la soie que Xi Jinping a fixé comme horizon à atteindre pour les trente années qui viennent.

Idem pour Gan Yang, le philosophe chinois le plus emblématique des vingt dernières années, compagnon critique du Parti et intellectuel cosmopolite repenti (il a longtemps demeuré et publié aux Etats-Unis), qui a tenté d’élaborer la synthèse considérée comme étant la plus aboutie de la pensée confucéenne et du socialisme marxiste chinois, mais dont pas un seul livre n’a été traduit en langue française.


La grande erreur, communément pratiquée par les membres les plus influents de l’intelligentsia occidentale, consiste à croire que la Chine de Xi Jinping envisagerait de constituer, avec la Russie de Vladimir Poutine et ce que le progressisme occidental désigne comme des démocraties illibérales – pour reprendre le néologisme fameux inventé par Fareed Zakaria, le gourou indo-américain du progressisme new-yorkais, dans les années 1990 – (Inde, Turquie, Hongrie, Maroc, Tunisie, etc.) un nouveau bloc polarisé, semblable à ce qu’était le Pacte de Varsovie fondé par Staline au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale.

Mais pour les dirigeants de la Chine comme pour ceux de la Russie ou de l’Inde, le temps des blocs est durablement révolu.

Ces États ne se conçoivent pas comme des empires polarisés ou des puissances hégémoniques capables d’aliéner durablement tel ou tel État à la défense de leurs intérêts immédiats dans le cadre d’une course à la domination mondiale, mais plutôt, pour reprendre le concept du politologue américain Christopher Coker, comme des « États civilisationnels » (ou culturels) dont la défense intransigeante de la souveraineté se conjugue avec la volonté de pérenniser une certaine conception spirituelle du monde assise sur la conscience collective d’une continuité historique de longue durée indifférente aux prétentions universalistes de l’Occident.

C’est parce que la Chine sait que sa définition de l’universel est à nulle autre pareille, mais qu’elle a vocation à cohabiter avec d’autres paradigmes culturels, qu’elle n’entend pas opposer à l’unipolarité multilatérale de l’Occident un double symétrique concurrentiel. Les centres Confucius qui essaiment un peu partout en Afrique, en Amérique du sud ou en Europe depuis quinze ans ne s’apparentent pas à ce que les théoriciens anglo-saxons appellent du « soft power », mais plutôt à une tentative de diffusion d’une autre vision culturelle de l’humanisme qui suffit à démontrer que celle mondialisée par le libéralisme américain à partir de la Déclaration des Droits de l’Homme ne sera jamais en mesure de s’imposer comme exclusive.


De même, l’indépendance de Taïwan, cette perle insulaire de l’Asie aux chaînes de montagnes magnifiques et aux richissimes entreprises de haute technologie informatique, n’est pas redoutée, comme on le croit en Occident, parce que cette île sécessionniste soutenue par les Etats-Unis depuis 1949, qui s’enorgueillit d’avoir la première ministre transgenre du monde asiatique, Audrey Tang, constituerait le foyer d’une irrépressible « contagion démocratique » capable de balayer le pouvoir du Parti communiste sur le continent (le journaliste de France Inter et de Rue89 Pierre Haski, longtemps correspondant de Libération à Pékin, a beaucoup fait pour la vulgarisation de cette thèse pour le moins spécieuse, à travers de nombreux documentaires très hostiles au régime politique chinois et très favorables à la présidente progressiste pro-américaine Tsai Ing-wen).

Elle est redoutée d’abord parce qu’elle constitue une violation explicite du droit international que les nations occidentales prétendent pourtant mettre au cœur de leurs préoccupations géopolitiques dès qu’il s’agit de la Russie ou du Caucase (les Etats-Unis en 1972, sous l’influence de Henry Kissinger, ont reconnu après la France le principe de la souveraineté de la Chine continentale sur Taïwan), ensuite une délégitimation évidente de l’héritage de l’histoire chinoise (la présence de la Chine impériale dans l’ancienne Formose est attestée au moins depuis le XVIIe siècle, bien avant la colonisation japonaise et l’arrivée sur l’île des troupes de Tchang Kaï-Chek, lorsque Koxinga, un pirate des Triades attaché à la dynastie des Ming renversée par les envahisseurs mandchous, a établi dans le sud de Taïwan une cour Han en miniature qui lui servit de base arrière pour combattre l’implantation des premières colonies hollandaises – avant d’être ensuite rattachée une première fois à la Chine continentale). Enfin parce qu’elle permet aux Américains, dont la VIIe Flotte est présente à quelques encablures sur l’île de Guam, de contrarier à la fois la réunification territoriale des deux Chines et la possibilité pour Pékin de déployer sa nouvelle puissance maritime au large du Pacifique comme dans le si stratégique détroit de Formose.

Les récents discours menaçants de Xi Jinping et l’agression de l’Ukraine par la Russie font craindre une montée aux extrêmes qui verrait la Chine à son tour prendre le risque d’une prochaine invasion de l’île – déjà tentée deux fois sous Mao, dans les années 1950, et deux fois repoussée avec de part et d’autre des pertes considérables.

Mais c’est à mon sens peu probable, pour deux raisons.

La première est que, contrairement à ce qui se passe en Ukraine, la Chine ici a le droit international pour elle, et qu’elle aliènerait durablement son discours traditionnel et réitéré concernant le respect des frontières inter-étatiques si elle se lançait dans une expédition aussi aventureuse et aux conséquences aussi cataclysmiques, à la fois pour l’économie mondiale et pour le maintien des grands équilibres stratégiques dans la zone indo-pacifique.

La seconde est que le Kuomintang, le grand parti national-conservateur fondé par Tchang Kaï-Chek avant son exil taïwanais, est devenu ouvertement favorable à un rapprochement avec la Chine continentale depuis que Deng, dans les années 1980, a ouvert cette dernière à l’économie de marché, mis fin aux persécutions religieuses contre le taoïsme et le néo-confucianisme, et permis l’implantation de plus de 700000 entreprises taïwanaises sur le continent (au moins un million de citoyens taïwanais sont établis en Chine continentale depuis trente ans, où ils ont souvent épousé des conjoints indigènes et donné naissance à des enfants qui se considèrent avant tout comme Chinois). Près de 40 à 45% des habitants de Taïwan, surtout ceux d’origine ethnique Han évidemment, sont radicalement opposés aux vues du parti libéral-progressiste de l’actuelle présidente, et la progression électorale du parti pro-chinois lors des derniers scrutins locaux ne devrait pas a priori inciter les dirigeants communistes à accélérer les choses en recourant à la force. Sauf crise économique majeure, le temps en réalité marche plutôt dans leur sens – surtout bien sûr si la Russie sort vainqueur de la guerre en Ukraine.

Evidemment, l’administration Biden pourrait jouer la carte du pire, soit en revenant sur la décision historique de Richard Nixon prise dans les années 1970 (peu probable, pour les raisons économiques qu’on a vues) soit en fournissant à Taipei, comme elle l’a fait avec le gouvernement Zelensky en Ukraine après la défaite de Trump, des armes tactiques (ou chimiques) à longue portée qui permettraient aux forces conventionnelles insulaires de menacer directement la marine militaire chinoise dans la base navale de Xiamen, en face du détroit de Formose.

Mais le contexte américain actuel, entre risques de faillites bancaires, crise énergétique et incertitudes pré-électorales, rend heureusement peu vraisemblable une pareille évolution. La sagesse de Sun Tzu a donc toutes les chances de démontrer sa pertinence pendant encore de longues années.

« La Chine obscurcit, dites-vous. Et je réponds : la Chine obscurcit, mais il y a clarté à trouver ; cherchez-là. », disait un fragment énigmatique des Pensées de Pascal. L’Occident ferait bien d’essayer de suivre enfin son conseil.



Fabrice Moracchini


Ancien chargé de mission auprès de plusieurs ministres de l’Intérieur et de la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, Fabrice Moracchini est professeur de géopolitique, d’économie et de management interculturel dans diverses écoles de commerce.

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