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L'énigme Erdogan, par Fabrice Moracchini

 

 

 

 

La victoire électorale inattendue de Recep Tayyip Erdogan, il y a un peu plus de six mois, aussi bien aux élections présidentielles turques, où il a manqué être réélu président de la Turquie dès le premier tour, qu’aux élections législatives concomitantes où la coalition islamo-nationaliste AKP-MHC qu’il dirigeait a écrasé sans ambiguïté la coalition adverse de la gauche kémaliste (associée pour l’occasion à quelques forces islamistes ou extrémistes dissidentes) menée par Kemal Kiliçdaroglu, a fait l’effet d’une douche froide dans la plupart des chancelleries et des rédactions occidentales, où beaucoup espéraient sans le dire ou en le disant la chute définitive du Reis – annoncée depuis des semaines par à peu près tous les sondages, pour cause de crise hyper-inflationniste, de corruption népotiste, de séisme mal géré à la frontière turco-syrienne et de durcissement autoritaire du pouvoir depuis l’échec du putsch militaire de 2016.


L’évènement a consterné l’ensemble des élites européistes et laïcistes de Bruxelles, Paris, Berlin ou Ankara, car il répond comme en écho à la grande cérémonie ultra-médiatisée par laquelle Erdogan avait marqué, à l’été 2020, l’apogée de sa carrière politique : la (re)-transformation de la basilique Sainte-Sophie d’Istanbul en mosquée après sept ans de procédures juridiques interminables et de débats houleux au Parlement (sa déconfessionnalisation par Atatürk, qui en avait fait en 1934 un musée national propriété de l’État, avait été vécue à la fois comme un traumatisme identitaire et une provocation sacrilège par tous les musulmans traditionalistes ou radicaux du monde sunnite).   


Comme avec l’élection de Trump et de Bolsonaro il y a quelques années de l’autre côté de l’Atlantique, comme avec les dernières victoires surprises de Netanyahou en Israël, de Narendra Modi en Inde ou de Javier Milei en Argentine, comme avec Poutine ou Orban en Russie et en Hongrie sans cesse réélus malgré la succession des crises depuis quinze ou vingt ans, force est de constater que le cauchemar « national-populiste » qui hante le devenir de la globalisation occidentale comme le spectre du communisme selon Marx les révolutions libérales de 1848, n’est pas près d’être dissipé sous l’effet du retour du soleil cosmopolite, laïc, occidental et/ou progressiste.


A cela plusieurs raisons, qui ont souvent été analysées et débattues dans tous les sens depuis une bonne dizaine d’années. Mais en ce qui concerne la Turquie, force est de constater que la longévité et la résistance de Erdogan n’engagent pas seulement le rapport déjà maintenant bien établi et structuré dans plusieurs pays entre les perdants et les gagnants de la mondialisation ; il engage aussi – ce qui est beaucoup plus fondamental pour l’avenir du siècle qui vient – le rapport entre l’Occident et l’Islam, dont la pérennité elle-même de la mondialisation dépend (il ne faut jamais oublier, comme on le fait souvent à la droite de l‘échiquier politique, que tout projet de mondialisation politique, économique et culturel, qu’il soit élaboré comme aujourd’hui au nom du marché global et du droit positif multilatéral ou comme autrefois au nom du prolétariat international, ne peut se faire sans l’accord des nations de confession musulmane, qui s’étendent de l’océan Atlantique jusqu’à l’Insulinde et représentent au bas mot le quart de l’humanité).


De la Turquie, on dit souvent qu’elle est notre étranger le plus proche (car membre de l’OTAN depuis 1952 et liée à l’UE par plusieurs accords diplomatiques et commerciaux dont les premiers furent tissés au cœur de la guerre froide), mais tout le monde à l’ouest des détroits ne voit pas forcément son étrangeté et sa proximité de la même manière.

Pendant longtemps, les élites libérales, socialistes ou progressistes du monde européen ont envisagé le rapport au monde turc en fonction de la fascination qu’exerçait sur elles la grande figure révolutionnaire, laïciste, moderniste et apparemment francophile qu’était Mustapha Kemal, le fondateur de la République turque et le « tombeur » du dernier sultan ottoman.

A l’inverse de Lénine ou de Robespierre, pour ne rien dire de Napoléon Bonaparte, Atatürk était en effet le dictateur autoritaire dont la radicalité révolutionnaire enthousiasmait jusqu’aux plus modérés des intellectuels bourgeois libéraux et sociaux-démocrates. « S’il n’y avait pas eu la révolution kémaliste, aurait dit un jour François Mitterrand à Jean Daniel, la gauche, même extérieure au mouvement ouvrier, n’aurait pas survécu à ce qu’ont engendré les révolutions russes et chinoises. »

Or, à première vue, cette turcophilie et cette « kémalomania » occidentales n’étaient pas gagnées d’avance.

Mustapha Kemal, on le sait, général ottoman proche des Jeunes-Turcs avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale, avait imposé la légitimité de la nouvelle nation turque issue des prouesses de son sabre aux Alliés de l’Entente cordiale en infligeant des défaites aussi cuisantes qu’inattendues à la Grèce et à l’Italie, jeunes nations chrétiennes encore adolescentes désireuses de se partager avec la complicité de Paris et de Londres les dépouilles anatoliennes de l’empire des Osmanlis. Cela revenait ni plus ni moins à fouler aux pieds le traité de Sèvres de 1920, négligemment négocié par les chancelleries franco-britanniques dans la foulée de celui de Versailles (à l’époque, bien différente des guerres modernes de l’OTAN, les diplomates occidentaux étaient encore assez souples pour savoir opportunément déchirer, lorsque les circonstances l’exigeaient, les traités qu’ils avaient signés quelques années plus tôt ; Rishi Sunak, Emmanuel Macron et Josep Borrel feraient peut-être bien de s’en souvenir aujourd’hui).

C’est donc trop peu dire que Français et Britanniques, comme plus tard Américains, n’ont pas tenu rigueur au brillant général frondeur de son anti-occidentalisme fondateur, dont même Lénine en 1921, au terme des deux conflits sanglants qui portèrent sur les fonts baptismaux les deux grands États révolutionnaires du siècle nouveau, pensait pouvoir faire la matière d’une future alliance. Car la rapidité et la radicalité des réformes modernistes que le « père de la nation turque » imposa à son pays dès son arrivée au pouvoir n’avaient jamais eu d’équivalent, sinon peut-être, mais de façon beaucoup plus attendue et préméditée, dans le Japon impérial de l’ère Meiji.


Aujourd’hui, plus de doute : la consécration d’Erdogan, vingt ans après son arrivée au pouvoir, neuf ans après l’audacieuse réforme institutionnelle qui lui a permis de concentrer entre ses mains la totalité du pouvoir exécutif, sept ans après l’échec du coup d’État militaire avorté (sans doute appuyé par l’OTAN) qui visait à l’envoyer sous les barreaux ou bien au paradis d’Allah, parachève la mort définitive de la révolution kémaliste.


Et cet évènement en forme de séisme, presque aussi violent que celui, tellurique, qui a récemment endeuillé la Turquie, n’a pas fini de transformer les complexes et fragiles équilibres par lesquels les nations occidentales pensaient pouvoir continuer à contrôler le Moyen-Orient arabe et la rive sud de la Méditerranée en dépit des humiliantes défaites américaines d’Irak et d’Afghanistan, de la non moins humiliante victoire de Bachar el Assad en Syrie, de l’effondrement de la Libye consécutive à la chute provoquée du colonel Kadhafi, de la non-résolution de la question palestinienne redevenue centrale depuis le 7 octobre, ou de la sanglante persistance du régime des ayatollahs iraniens à Téhéran.

Car il ne faut jamais oublier qu’il y a de cela à peine plus d’une décennie, le nouveau sultan turc jouissait à Washington et à Londres, pour ne rien dire de Berlin et de Bruxelles, d’une aura en comparaison de laquelle celle de Mustapha Kemal en 1925 ne semblait pas plus enviable. Ainsi le fameux discours de Barack Obama au Caire, prononcé quelques mois après son élection en juin 2009, qui implicitement établissait une distinction pour le moins byzantine (c’est le cas de le dire) entre islamismes radicaux et modérés, était-il très largement inspiré des conceptions longtemps défendues par l’actuel président turc et son allié d’alors (devenu son ennemi juré d’aujourd’hui), le prédicateur islamo-progressiste Fethullah Gülen, fondateur du mouvement Hizmet, dorénavant exilé en Pennsylvanie et directement impliqué dans l’organisation du coup d’Etat de juillet 2016.

C’est en fonction de cette dichotomie plus ou moins douteuse que le Département d’État et à sa suite nombre de chancelleries occidentales ont appréhendé l’irruption des printemps arabes au début de la décennie suivante : selon les avis éclairés du dirigeant turc, l’islamo-démocratie à la sauce frériste ou güleniste, compatible avec l’exercice du suffrage universel et le culte libéral de la société civile, pouvait s’avérer une excellente voie de sortie qui permettrait opportunément aux États-Unis ou à la France de liquider leurs anciens alliés des régimes nationalistes, dictatoriaux ou militaires issus du panarabisme anti-marxiste –  lesquels étaient pourtant restés fidèles à la suzeraineté de Washington en dépit des deux guerres d’Irak et de l’indéfectible soutien à Israël.   


Il faudra sans doute plusieurs années et des dizaines d’ouvrages contradictoires ou redondants pour comprendre comment un leader du monde musulman aussi adulé par le monde occidental et aussi soucieux de voir son pays intégrer l’Union européenne (en dépit de la longue occupation et colonisation du nord de Chypre demeurée sans réaction de la part du Vieux Continent) aura pu devenir en si peu de temps l’exacte inversion de ce qu’il prétendait incarner.

Mais à vrai dire, l’énigme Erdogan en dissimule peut-être une autre : celle qui entoure les méprises et les ambivalences nouées entre l’Occident moderne et le monde turco-arabe, cœur civilisationnel de l’Islam sunnite, depuis la fin de la guerre froide et peut-être même depuis la mort de Mustapha Kemal en 1938.


A ce sujet, deux grandes théories ou interprétations sont devenues assez classiques et semblent à première vue s’affronter.

L’une, longtemps popularisée par l’ancien journaliste et actuel député européen Renaissance Bernard Guetta, est assez communément représentative du point de vue propre à l’intelligentsia progressiste et libérale d’Occident, présente notamment dans les colonnes du journal Le Monde mais aussi dans celles du New-York Times aux États-Unis. C’était également la thèse défendue, ou plutôt anticipée, dans l’entourage de Jacques Chirac et de son Premier ministre Dominique de Villepin au tournant du siècle.

Elle consiste à expliquer les brusques revirements d’alliance des dernières années et le durcissement du régime turc par une sorte d’amour déçu, source de frustrations et de ressentiment envers l’ancien objet aimé. C’est parce que l’UE aurait trop tardé à donner des signes tangibles de prochaine adhésion à Ankara, tout en butant sur l’obstacle de l’approfondissement institutionnel de l’intégration européenne, et négligé la main que lui tendait Erdogan entre les deux guerres d’Irak puis au moment des printemps arabes et de la guerre de Syrie, que le fondateur de l’AKP aurait fini par regarder de plus en plus ostensiblement en direction de Moscou et de Pékin – tout en accueillant régulièrement sur son sol les plus importants dirigeants politiques du Hamas palestinien (certains d’entre eux se trouvaient encore en Turquie moins d’un mois avant les attaques du 7 octobre dernier).


L’autre thèse a essentiellement pris les traits en France de l’écrivain et théologien orthodoxe Jean-François Colosimo, qui l’a illustrée dans un livre à succès, plusieurs articles et documentaires télévisés.

Elle consiste à poser l’idée d’une stricte équivalence entre sécularisme autoritaire kémaliste et islamo-nationalisme illibéral d’Erdogan. L’Europe ou l’Occident selon lui s’acharneraient à opposer frontalement deux Turquies fantasmatiques qu’ils ne comprennent pas, à continuer de voir illusoirement en Atatürk et Erdogan des frères ennemis alors qu’en réalité il s’agirait de frères siamois. Ni l’une ni l’autre ne se soucient en réalité d’acculturer la Turquie moderne aux principes et aux valeurs de l’Europe démocratique et multilatérale, car les deux dirigeants demeurent avant tout, par-delà la superficialité de leurs différences, d’implacables nationalistes désireux de restaurer la puissance perdue de la Sublime Porte ottomane.


L’antagonisme entre les deux thèses, comme souvent sous nos cieux, est néanmoins assez superficiel : dans les deux cas, il s’agit d’acter une évolution néfaste et catastrophique de la Turquie imputable soit aux élites turques fascinées par l’islamisme frériste ou engluées dans la nostalgie impériale soit aux élites européennes coupables d’attentisme et d’islamophobie rampante.

Comme souvent en Europe, la question de l’identité nationale et spirituelle des peuples demeure secondaire.


C’est pourtant pour des raisons essentiellement identitaires, et non économiques ou sociales, que les populations rurales et populaires d’Anatolie ont apporté une nouvelle fois massivement leurs suffrages au président turc – y compris dans les régions touchées par le séisme ou l’hyperinflation.

En réalité, n’en déplaise aux pseudo-experts de Sciences Po Paris ou du quai d’Orsay, les questions de l’islamité et de la turcité ne se séparent pas ; raison pour laquelle le fameux laïcisme d’Atatürk n’était jamais en effet qu’une laïcité de façade, la religion islamique demeurant l’unique religion nationale placée sous la rigide férule de l’État mais sans jamais être dissociée de l’exercice concret de la citoyenneté elle-même – en dépit ou peut-être à cause de l’occidentalisation culturelle forcenée avec quoi s’était confondue la révolution kémaliste.

Exactement comme en Israël, né une trentaine d’années après la nouvelle nation turque sous la même inspiration nationalitaire venue d’Europe orientale, judéité et sionisme sont inséparables – même si, là aussi, les pères fondateurs du sionisme originel, imprégnés d’ésotérique idéologie sabbatéenne ou frankiste et de socialisme diffus, se voulaient émancipés de la tutelle du rabbinat et souvent aussi de la foi de leurs pères (ce qui constitue une circonstance aggravante, et non pas atténuante, aux yeux des partisans musulmans de la cause arabe palestinienne).

Ironie des circonstances : alors même qu’il s’est lancé dans de vigoureuses condamnations publiques de l’État hébreu pour la guerre sanglante et brutale que Tsahal mène à Gaza depuis deux mois en représailles des pogroms du Hamas, c’est pourtant sans doute avec Netanyahou qu’Erdogan cultive le plus d’affinités et de similitudes. 

Pourquoi ?

Parce que l’entrée de la Turquie dans l’Histoire, d’abord avec les Seldjoukides puis les Ottomans qui constituèrent au nom de la légitimité théologico-politique de l’Islam califal le plus grand empire musulman des siècles passés, s’est faite au nom de la révélation de Mahomet sans pour autant dissoudre le fait culturel turc dans l’apothéose d’une suprématie culturelle arabe supranationale. Un peu comme dans la chrétienté européenne du Moyen-Age, les rois Très Chrétiens de France ou catholiques d’Espagne n’ont pas contrecarré l’expression de leurs singularités nationales par soumission idéologique ou confessionnelle au latin de la Vulgate ou au souvenir de l’empire carolingien.

Alparslan Türkes (mort en 1997), le fondateur de l’islamo-nationalisme turc moderne et du parti d’ultra-droite allié depuis 2018 à l’AKP, le MHP, l’avait résumé dans une formule célèbre, devenue aujourd’hui le signe de ralliement de tous les admirateurs d’Erdogan, y compris au sein des diasporas turques européennes : « Le corps de notre politique est le nationalisme ; son âme est l’Islam » (à comparer avec la devise des Frères musulmans : « L’Islam est notre patrie, le Coran notre Constitution »).  


En cela, la Turquie n’est pas si éloignée des nations européennes, mais c’est précisément dans la mesure où elle a connu et connaît encore un dilemme identitaire comparable aux nôtres qu’elle apparaît de plus en plus nettement comme l’ennemi, au sens schmittien, prioritaire de l’Europe (et surtout de la France, haïe en Turquie pour sa laïcité anticléricale, ses caricatures de Mahomet, ses liens historiques avec l’Arménie et surtout son récent partenariat stratégique avec la Grèce et Chypre en mer Égée).


Nos ennemis, on le sait, nous ressemblent toujours beaucoup plus qu’on ne le croit, et il suffit pour s’en rendre compte de s’être rendu une fois à Chypre, où beaucoup de Chypriotes turcophones restent beaucoup plus proches de leurs compatriotes grecs que de leurs frères turcs du continent – ce qui rend la haine qui les oppose d’autant plus inexpiable.


Au bout du compte, les Turcs n’ont jamais oublié – et Erdogan sans doute moins que quiconque – que leur nation aurait pu, voire aurait dû, ne pas être.


Les Alliés franco-britanniques, encore une fois, l’avaient d’abord en 1919 biffée d’un trait de plume, après la défaite de l’Empire ottoman et le génocide arménien, dans leur volonté de créer un Kurdistan indépendant et une Grande Arménie qui auraient privé les Turcs de toute souveraineté sur l’Anatolie orientale après avoir laissé la Grèce s’emparer de la région stratégique des détroits et l’Entente cordiale des rivages de la Mer Noire. Le lancinant et dramatique problème kurde reste l’épine dans la chair de la nation turque, qui le rappelle aux électeurs d’Erdogan (et aux autres) quasiment tous les jours.

D’abord parce que les nationalistes kurdes de Turquie et de Syrie sont des anarcho-marxistes revendiqués qui ne font pas mystère de leur athéisme viscéral (même s’il y a eu aussi des Kurdes au sein de l’EI entre 2014 et 2016), ensuite parce qu’un grand nombre d’entre eux refusent tout aussi catégoriquement l’assimilation à la nation turque. Or ces derniers constituent rien moins qu’un quart de la population totale du pays. Idem avec les Alévis, cette branche syncrétique et dissidente du chiisme, moins nombreux mais tout aussi réfractaires au pacte islamo-national redéfini par l’AKP et le MHP.


« Dieu merci, je suis musulman ! Mais quel bonheur de porter le nom de Turc ! », dit un proverbe courant en Anatolie depuis la fin du XIXe siècle.

L’énigme Erdogan est peut-être déjà toute entière contenue et résolue à l’intérieur de cette maxime.

C’est en tant que nationaliste turc que l’on peut juguler ou tenter de dominer l’expansion de l’islam politique dans le Moyen-Orient arabe ou perse, mais c’est aussi en tant qu’islamiste-frériste qu’on peut conquérir la légitimité religieuse nécessaire pour combattre radicalement séparatismes kurde ou alévi à l’intérieur des frontières turques.

Tant pis pour l’Occident et pour l’UE si les Européens et les Américains ne le comprennent pas – et tant pis aussi pour Israël, l’indéfectible allié d’hier contre le nationalisme arabe, si la guerre contre le Hamas, branche palestinienne de la confrérie islamiste née en Egypte, contraint Erdogan à retourner sa veste une fois de plus dans la confrontation qui l’oppose désormais au Qatar et aux monarchies arabes wahhabites du Golfe pour décrocher le sceptre de la nouvelle puissance califale protectrice des Palestiniens et des minorités musulmanes persécutées.   


Le scandale qui est devenu synonyme du nom du président turc n’est donc compréhensible qu’à partir de notre post-modernité occidentale de plus en plus incertaine et chaotique.


En révoquant le pacte fondateur de Mustapha Kemal, et en faisant ratifier ce choix dans les urnes par ses compatriotes, Erdogan prend d’abord acte du fait que l’universel au sein duquel la Turquie pourra dans les décennies qui viennent parachever son édification nationale et préserver la part de puissance qui lui revient dans un monde musulman durablement en crise ne sera plus celui des Lumières et du multilatéralisme, dessiné par l’Occident au lendemain de l’effondrement des empires traditionnels.

Et c’est parce qu’il pense, comme Vladimir Poutine, que l’État-nation mis au défi du déclin de l’hégémonie américaine doit retrouver les conditions de sa grandeur dans la totalité du legs historique et religieux légué par les civilisations impériales disparues qu’il s’est rapproché de lui, en dépit de tous les théâtres géopolitiques (de l’Ukraine, qu’il fournit en drones de combat, jusqu’à la Libye en passant par la Syrie et l’Arménie) où ils ont souvent l’occasion de s’opposer.


Dès lors, les victoires d’Erdogan ne sont peut-être pas uniquement une mauvaise nouvelle pour nous.

Même si elles annoncent bien des affrontements futurs en Méditerranée, dans le Caucase, à Chypre ou en Afrique du Nord (ce que le rapprochement stratégique inauguré il y a trois ans en grande pompe, contre l’avis du Département d’État américain et de l’OTAN, entre la Grèce, l’Égypte, la France, Israël et les émirats sunnites augurait déjà), pour ne rien dire de l’Europe elle-même et de ses diasporas musulmanes allogènes grosses de nouveaux migrants africains et arabes venus précisément des détroits turcs et de la Libye alliée d’Erdogan, ces victoires néo-ottomanes peuvent être aussi pour les nations du Vieux Continent l’occasion unique de retrouver, par contraste, les réflexes et la logique qui nous font si cruellement défaut aujourd’hui pour renouer enfin avec les conditions de l’indépendance, de la longue mémoire historique et de la souveraineté.

                      


   

 


Fabrice Moracchini


Ancien chargé de mission auprès de plusieurs ministres de l’Intérieur et de la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, Fabrice Moracchini est professeur de géopolitique, d’économie et de management interculturel dans diverses écoles de commerce.


Illustration : Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, lors d’une conférence de presse à Ankara, en Turquie, le 10 juin 2020 (© Depo Photos/ABACAPRESS.COM).

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