Pour les amoureux du ballon rond, la Coupe du monde qui va débuter le 20 novembre au Qatar est en elle-même une véritable épreuve et, quelle qu’en soit l’issue, un crève-cœur parce qu’elle contraint ceux qui ont vibré autrefois avec Raymond Kopa et Just Fontaine, chanté avec Michel Platini, prié pour la main de Dieu sur Maradona, versé des larmes d’enfants pour Battiston, dansé avec Zidane, et tant d’autres encore, à choisir entre la peste de la compromission et le choléra du renoncement. Elle oblige d’emblée à abdiquer toute forme de rêve, ce qui est pourtant le levier, le secret spécifique de ce type de compétition.
Cette Coupe relève de l’aberration dans tous les compartiments du jeu. Les joueurs – qui ne sont pour rien dans ce choix opaque et douteux de la FIFA –, transformés depuis quelques années (à leur corps défendant le plus souvent) en porte-drapeaux des causes sociétales ou morales du moment (brassards arc-en-ciel, jaunes et bleus ou autres croisades et engagements imposés qui sont autant de gages de vertu…), ce qui, empressons-nous de le rappeler, n’aurait jamais dû être leur rôle, sont désormais sommés à l’inverse de n’avoir subitement plus le moindre avis et, le cas échéant, de ne surtout pas le donner afin de ne pas froisser la susceptibilité manifestement très sourcilleuse de leurs riches hôtes qui se trouvent être parfois aussi leurs patrons/payeurs en clubs : songeons par exemple qu’à travers la seule possession du Paris-Saint-Germain, lequel vaut bien une messe, le Qatar a barre évidente sur des leaders d’équipes nationales aussi importants que Neymar pour le Brésil, Lionel Messi pour l’Argentine ou encore Kylian Mbappé pour la France que l’on imagine par conséquent mal aller ruer trop bruyamment dans les brancards non plus que mordre tout à coup la main qui les nourrit, ou alors de façon très marginale et résiduelle. Il ne faut paraît-il pas « politiser le sport » selon les déclarations d’Emmanuel Macron, ce qui relève évidemment d’une hypocrite supercherie puisque, pour ne prendre que cet exemple emblématique, les joueurs russes ont été exclus de cette compétition…
« Ce qui est frappant dans la séquence qatarie c’est qu’absolument rien ne va : il n’est pas un seul aspect pour rattraper l’autre et rendre l’événement acceptable. »
Si des exemples existent de Coupes du monde controversées par le passé – songeons à 1934 en Italie fasciste, à 1966 en Angleterre sur fond de décolonisation arrogante, au Mundial de 1978 en Argentine sous dictature militaire, ou plus récemment en Russie juste après l’annexion de la Crimée –, ce qui est frappant dans la séquence qatarie c’est qu’absolument rien ne va : il n’est pas un seul aspect pour rattraper l’autre et rendre l’événement acceptable. Qu’il s’agisse des plans sportif (bouleversement du calendrier traditionnel et des cadences pour les joueurs), politique, social, éthique, environnemental, humain, rien ne convient, rien n’est admissible. Tant et si bien qu’avant même que cette sinistre mascarade n’ait commencé, on peut déclarer que les grands finalistes en sont la honte et la compromission.
Écartons d’emblée le contre-argument selon lequel les critiques viendraient de l’habituel camp des grincheux et poseurs vouant au football une sorte de haine de classe aussi dédaigneuse qu’insignifiante sur fond de dénonciation du sport-business : non, cette fois-ci les arguments pleuvent de tous côtés, malgré les dénégations de certains, et depuis les rangs des amateurs et supporters notamment. Les invitations au boycott se sont multipliées dans les tribunes, comme c’est devenu par exemple régulièrement le cas en Bundesliga ou encore par exemple en Ligue 1 lors de la dernière rencontre PSG-Auxerre au cours de laquelle les Bourguignons ont déployé une banderole appelant au boycott de la coupe au Qatar, non sans insulter au passage en termes fleuris ce dernier (propriétaire, rappelons-le, du club parisien…).
Il semble du reste loin le temps où l’exécutif pseudo-progressiste exerçait avec zèle la police des chants paillards jugés quelque peu binaires jusque dans les tribunes pour d’obscurs soupçons d’homophobie (on se souvient que la ministre des Sports Roxana Maracineanu en avait fait une quasi obsession qui l’avait rendue fort impopulaire dans les stades où elle finissait par n’être plus tout à fait la bienvenue…) : la haine, réelle cette fois-ci, institutionnalisée, de l’homosexualité, ne semble plus être un problème dès lors qu’elle est le fait avéré de l’État islamique rétrograde (l’arriération des mœurs étant parfaitement compatible avec un haut niveau de développement matériel et financier) qui va accueillir la compétition. Il faut croire que seul le bas peuple d’Occident soit morigénable à merci : l’on sera curieusement plus indulgent et accommodant avec les riches peuplades mahométanes du désert, auxquelles on pardonnera également d’avoir rendu cette compétition possible par l’exploitation esclavagiste et la mort de milliers d’ouvriers étrangers par ailleurs privés de leurs droits les plus élémentaires, auxquelles on pardonnera aussi de considérer la moitié de l’humanité (les femmes) comme étant inférieure à l’autre moitié (tant il est vrai que seul le patriarcat occidental semble être problématique), auxquelles on pardonnera d’orchestrer le plus grand scandale écologique imaginable (des stades climatisés à ciel ouvert en plein désert, et que le petit peuple n’oublie pas, ce faisant, de bien éteindre son wifi le soir pour sauver les ours polaires…), la liste de toutes les manifestations de cette curieuse mansuétude n’étant ici pas exhaustive. Dans le fond, c’est la complaisance du « pas de vagues » qui trouve ici sa déclinaison sous forme de pétrodollars.
Certains, s’efforçant par des arguments dignes de la plus grande casuistique jésuite de défendre l’indéfendable, arguent du fait qu’il est normal de respecter les us et coutumes du pays accueillant, quand bien même ceux-ci seraient condamnables : à la bonne heure ! L’on aimerait donc qu’il en soit désormais de même dans tous les clubs européens qui sont de plus en plus contraints de se plier aux exigences de joueurs issus d’autres cultures, on pense par exemple à l’imposition du hallal dans les repas d’un nombre croissant d’équipes. Ce qui est ici stigmatisé comme relevant de quelques abominables replis identitaires est là-bas miraculeusement respectable (on a l’habitude désormais de ce paradigme hémiplégique et l’on en connaît les réels rouages et biais idéologiques…). Les tortillages justificatifs confinent parfois au ridicule achevé, comme lorsque la ministre des Sports Amélie Oudéa-Castéra déclare qu’elle ne se rendra au Qatar que dans l’hypothèse où le Onze tricolore atteindrait les 8e de finale : il faut croire que par quelque fascinant phénomène de transmutation, ce qui est intolérable en matchs de poule et en quarts de finale devient subitement justifié passé ce mystérieux cap. L’hypocrite embarras est également palpable chez un certain nombre d’édiles par ailleurs volontiers complaisants envers l’islam politique ou qui se satisfont ordinairement fort bien de l’omniprésence qatarie, songeons par exemple au boycott de la diffusion des matchs par certaines municipalités dont… Paris (ville pourtant peu regardante du club qatari). De même, les supporters français qui se rendront dans l’émirat sont invités par la CNIL et les autorités à ne pas utiliser leurs smartphones et à acheter des appareils jetables ou entièrement vierges de tous contenus afin que leurs données et informations personnelles ne puissent pas être espionnées et exploitées (contre eux) par cet hôte décidément très particulier qui rend le téléchargement de deux applications (en réalité logiciels espions) obligatoire à l’arrivée sur son territoire…
« Cette coupe du monde révèle les incohérences et faiblesses de l’Occident, incapable d’exiger de ses partenaires le respect minimal des valeurs qu’il ne cesse pourtant de prôner. »
Les sportifs et amateurs de sport se retrouvent par conséquent devant la situation ubuesque de devoir s’ébattre sur d’authentiques cimetières esclavagistes au bilan carbone calamiteux dans une atmosphère morale carcérale digne de La Servante écarlate : merveilleuse perspective où l’on sent bien toute la magie de la fête ! Il est à noter que les autorités françaises, peu regardantes sur leurs partenaires stratégiques, ne sont pas en reste pour ajouter leur petite touche personnelle à la composition de ce tableau de l’Absurdie puisque l’on apprenait non sans sourire que plus de 200 membres des forces de l’ordre françaises seraient envoyés en renfort afin d’épauler leurs homologues du Qatar, fortes probablement de leur savoir-faire et de leur bilan très réussi contre les fameux supporters anglais des abords du Stade de France et de la Californie voisine en finale de Ligue des Champions.
Cette coupe du monde relève donc à la fois du scandale polymorphe, de l’absurdité et des contradictions les plus invraisemblables, mais elle se révèle toutefois être également, par ses caractéristiques-mêmes, un parfait symptôme des incohérences et faiblesses de l’Occident, incapable d’exiger de ses partenaires le respect minimal des valeurs qu’il ne cesse pourtant de prôner. Il s’agit enfin d’un parfait révélateur, en ce sens très réussi, de la société du spectacle et de la spéculation à l’état pur caractérisant notre moment civilisationnel, demeurant à la surface vidéo des choses, sans aucun réel ancrage ni profondeur populaire, à l’image de ces faux supporters indiens (majoritairement) payés pour reconstituer une atmosphère de liesse inexistante.
Et puisqu’il est désormais trop tard pour reculer, la seule chose que tout le monde semble finalement souhaiter plus ou moins secrètement est une élimination la plus rapide possible du Onze français, seul moyen désormais de se dépêtrer de cette sinistre farce.
photo © Equipe de France
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