
« Nous partons de cette fatalité que les chemins de la pensée débouchent inévitablement sur l’interrogation immémoriale : au nom de quoi peut-on vivre ? C’est-à-dire, pourquoi vivre ? Oui, pourquoi ?
Il n’est au pouvoir d’aucune société de congédier le «pourquoi ? », d’abolir cette marque de l’humain. Et pourtant… L’effondrement du questionnement, en cet Occident trop sûr de lui-même, est aussi impressionnant que ses victoires scientifiques et techniques. La peur de penser en dehors des consignes a fait de la liberté, si chèrement conquise, une prison, du discours sur l’homme et la société, un langage de plomb.
Que se passe-t-il ? Devenu la chose des sciences, l’animal parlant a quitté, croit-on, le monde ténébreux des généalogies, le mystère a été détruit. À ce jeu-là, le château de cartes s’est écroulé, les échafaudages dogmatiques traditionnels achèvent de s’effondrer sous nos yeux.
État, Religion, Révolution, Progrès, ces artifices sont emportés dans le déchaînement du Management scientifique promis à la terre entière. Qu’allons-nous faire de la désillusion ?
Comme les autres civilisations, la Fabrique de l’homme occidental est aux prises avec la certitude de tous les temps, vers le point précaire, «la grande douleur confuse » dont parlait le romantique allemand Kerner, la douleur d’être né et de devoir mourir.
Nous avons le devoir d’interroger à nouveau cette matière première des pouvoirs, ce point faible en chaque homme, son statut d’individu périssable; mais aussi d’admettre que notre mort a un sens, car elle fait vivre la construction humaine dont nous sommes l’expression passagère, comme le dit le poète latin Virgile, «les pierres vivantes ».
Les habitats institutionnels sont construits sur un vide -un vide à partir duquel se déploie la parole et qui porte la pensée. À la croisée des chemins historiques, une tâche s’impose : restaurer le doute, analyser l’agencement des ignorances qui font cortège à la Science contemporaine, surmonter la croyance obscurantiste d’aujourd’hui. Instituer la vie : tel est le maître mot qui résume cette tâche.
La Fabrique de l’homme n’est pas une usine à reproduire des souches génétiques. On ne verra jamais gouverner une société sans les chants et la musique, sans les chorégraphies et les rites, sans les grands monuments religieux ou poétiques de la Solitude humaine. »
La fabrique de l’homme occidental, Mille et une nuits-ARTE éditions,1996
photo Anne-Sophie Chazaud, Vieux Cimetière de Monterosso al Mare, Cinque Terre.